Ernesto d'Andrade Pardal
Joaquim Brandão de Carvalho
joaquim.brandao at UNIV-PARIS8.FR
Mon May 27 16:31:42 UTC 2013
[Hommage à l'office funèbre d'Ernesto d'Andrade Pardal, le 25 avril
2013, en l'église Saint-Joseph Artisan de Paris.]
Ernesto
C'est en janvier 1969 que j'ai connu notre cher Ernesto, à l'ouverture
de l'université de Vincennes, ce centre universitaire expérimental
concédé à l'avant-garde intellectuelle nationale et internationale au
lendemain du mouvement de Mai 86. Vincennes, qui voulait un renouveau en
tous points radical dans l'université, comparé à la vieille Sorbonne
effondrée, attirait tous les esprits libres, modernes, inventifs et
désireux de changer leur monde à défaut de changer le monde, enseignants
et étudiants confondus. Et parmi eux, tout naturellement, Ernesto qui
avait quitté depuis plusieurs années le Portugal, sa dictature et son
université ultra-conservatrice, et participé activement à Paris à
l'animation de l'émigration estudiantine lusophone, au point qu'il avait
connu quelques semaines de prison lors d'une visite à sa famille à
Lisbonne. Inscrit à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes pour une
formation de DEA en sciences sociales où il suivait les cours de Roland
Barthes et Algirdas Greimas, il avait rejoint Vincennes sitôt annoncé
que le département de linguistique y serait le premier de France et
d'Europe entièrement consacré à la théorie linguistique qui bouleversait
la discipline aux Etats-Unis depuis une dizaine d'années, la
linguistique générative et transformationnelle, avec cet intérêt
supplémentaire que les enseignants y étaient pour une bonne part
américains, innovation absolue. Jeune maître-assistant débutant, j'y
enseignais moi-même la phonologie chomskyenne et la sociolinguistique,
premiers enseignements de ce type en France et, plutôt que de s'arrimer
à un des professeurs vedette du département, c'est avec moi qu'Ernesto a
choisi de préparer sa maitrise puis sa thèse de doctorat sous la
direction officielle du professeur Jean-Claude Chevalier, présent parmi
nous ce matin.
C'est qu'Ernesto n'était pas un étudiant brillant parmi d'autres. Il
différait. Animé d'une curiosité universelle, il ne se piquait de rien.
Discret sans être secret, réservé sans être fermé, sachant tenir tout
excès d'enthousiasme théorique ou politique à distance sans la moindre
affectation ni le moindre cynisme, toujours à mille lieux du panurgisme
ou de la complaisance intéressée, Ernesto tranchait déjà par son
immuable élégance non dénuée d'une pointe d'aristocratisme, élégance de
la tenue, du maintien, inséparable chez lui d'une élégance
intellectuelle et morale qui m'avait frappé d'emblée et qui nous ont
immédiatement liés pour toujours. A vingt-quatre ans, il était déjà un
vrai personnage, un personnage littéraire, dont on se demandait s'il
sortait d'un roman ou s'il allait y entrer soudain, nous plantant là
avec notre prosaïsme naïf...Car un zeste d'énigme fait toujours partie
de cette sorte de distinction qui souligne silencieusement que le monde
est plus complexe que ses apparences, habitus où l'incertitude participe
au fondement de l'éthique qui était pleinement le sien.
Ernesto soutint en 1974 sa thèse de doctorat : « Aspects de la
phonologie (générative) du portugais », thèse pour laquelle un célèbre
phonologue de Californie, Sanford Schane, s'était déplacé pour
participer au jury, et qui faisait de lui un des tous premiers docteurs
de l'université de Vincennes, mais aussi le premier lusophone à inscrire
le travail sur sa langue maternelle dans le cadre théorique alors
triomphant, faisant basculer de facto la recherche sur le portugais dans
le champ de la linguistique moderne. Elle sera publiée dès 1977 à
Lisbonne par l'équivalent portugais du CNRS. C'est que le Portugal
lui-même avait changé du tout au tout et qu'Ernesto y avait aussitôt
trouvé sa place. 1974, en effet, c'est aussi l'année de la Révolution
des OEillets et Ernesto, qui, sans elle, aurait fait carrière en France,
ne pouvait résister à l'appel que lui lança l'université de Lisbonne où
sa réputation scientifique l'avait précédé.
Désormais c'est là-bas qu'il ferait son oeuvre de linguiste, tout en
gardant une forte insertion internationale, avec la France bien sûr et
ses collègues français qu'il invitait très régulièrement à venir tenir
conférences et séminaires, mais avec bien d'autres universités du monde,
d'autant qu'il était un étonnant polyglotte, pratiquant aisément toutes
les langues romanes et l'anglais, mais aussi bien l'allemand, le russe
ou le bulgare, qu'il prétendait avoir acquis auprès des marins du port
de Lisbonne. Entré à l'Université de Lisbonne, il allait y parcourir
tout le cursus honorum, professeur auxiliaire en 1974, professeur
associé en 1979 et, après avoir passé l'agrégation du supérieur,
professeur ordinaire, c'est-à --dire titulaire d'une chaire, le sommet
de la hiérarchie, en 2001. Il y développa une double activité de
chercheur et de pédagogue.
Durant ces quatre décennies, lui à qui l'écriture scientifique coûtait,
il n'a cessé de multiplier les publications savantes, une soixantaine
d'articles et une bonne dizaine de livres dont il faut retenir, après sa
thèse parue en 1977, ses papiers sur la structure accentuelle du
portugais, souvent en collaboration avec son grand ami des années
Vincennes, Bernard Laks, qui est ici à mes côtés, ou la structure
vocalique comparée du bulgare et du polonais avec un collègue bulgare,
son dictionnaire inverse du portugais en 1993, outil très utile pour la
phonologie, mais aussi son recueil d'articles, « Temas de fonologia »
publié en 1994 encore très utilisé comme manuel pour la formation des
étudiants, et surtout, « The Phonology of Portuguese », rédigé avec
Maria Elena Mira Mateus, qui était venue elle aussi, peu après lui,
découvrir la phonologie moderne à Vincennes, livre publié dans la
célèbre série « The Phonology of the world's languages » aux Presses
universitaires d'Oxford et qui reste la référence classique en ce
domaine. Ernesto était également passionné de linguistique africaine,
sous l'angle sociolinguistique notamment, et s'intéressait de près aux
créoles à base lexicale portugaise, sur lesquels, avec Alain Kihm -- qui
a tenu également à être là-il aura fortement fait avancer les
connaissances. Enfin, dans les années récentes, il s'était
particulièrement intéressé à l'indo-européen, notamment aux racines
communes aux diverses langue de cette famille. Son livre de 2007,
« Histórias de Palavras: do Indo-Europeu ao Português » témoigne de sa
grande érudition de savant rigoureux.
C'était aussi un remarquable pédagogue, qui aura formé de très nombreux
étudiants et doctorants à ses domaines de prédilection mais aussi à la
phonétique, créant et développant un excellent laboratoire, et encore en
linguistique informatique, jouant durant ces quatre décennies un rôle
considérable dans la mise en place d'une école de linguistique moderne
au Portugal.
Ernesto était un grand linguiste, mais pour nous, il était beaucoup plus
qu'un linguiste, il était notre ami, un ami unique. Mercredi dernier, il
s'est éclipsé, discrètement, silencieusement, sans déranger personne,
fidèle à lui-même, comme toujours, nous laissant démunis d'une présence
qu'on ne remplace pas. Mais je sais que souvent, au détour d'un article
de linguistique, d'une page de Rabelais, ou d'un air de fado, au détour
d'un coin de rue du Quartier latin, d'une brasserie de Montparnasse ou
d'un restaurant de pêcheurs lisboète, son ombre palimpseste, soudain,
nous accompagnera, légère, joueuse, énigmatique aussi, et toujours
bienveillante.
Pierre Encrevé
--
Joaquim Brandão de Carvalho
UFR de Sciences du Langage
Université Paris 8
joaquim.brandao at univ-paris8.fr
UMR 7023 Structures formelles du langage
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