Colloque Russell, Orwell, Chomsky / Coll ègede France

Pierre PICA pica at MSH-PARIS.FR
Wed Mar 31 13:51:23 UTC 2010


Pour information 
Cordialement
Pierre Pica

__________________
Collège de France
Colloque organisé par la chaire de philosophie du langage et de la
connaissance (professeur Jacques Bouveresse)
Rationalité, vérité et démocratie :
Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky
Vendredi 28 mai 2010, de 9 H à 18 H.
Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Collège de France, 11 place
Marcelin-Berthelot, Paris 5ème
* Accès libre sans réservation dans la limite des places disponibles.
* Ce colloque sera intégralement retransmis en direct (vidéo) sur le site
web du Collège de France
*  http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/college/index.htm
* Des vidéos intégrales en français et en anglais seront téléchargeables une
semaine plus tard sur la page de la chaire de Philosophie du langage et de
la connaissance
*  http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/phi_lan/index.htm
Programme
9 H : Jean-Jacques Rosat, maitre de conférences au Collège de France
Russell, Orwell, Chomsky : une famille de pensée et d¹action
10 H : Pascal Engel, professeur à l¹université de Genève
La vérité peut-elle survivre à la démocratie ?
11 H : Pause
11 H 15 : Thierry Discepolo, directeur de la revue et des éditions agone
Tout ça n'est pas seulement théorique. Notes sur la pratique d'une ligne
éditoriale
12 H 15 : Fin de la matinée.
*
14 H : Jacques bouveresse, professeur au Collège de France
Bertrand Russell, la science, la démocratie et la poursuite de la vérité
15 H : John Newsinger, professeur à Bath Spa University
George Orwell and Democratic Socialism (conférence en anglais)
16 H : Noam Chomsky, professeur au MIT
« Power-hunger tempered by self-deception » (conférence en anglais)
17 H : Discussion générale
18 H : Fin du colloque.
*
Argument
On peut, en reprenant la distinction importante que fait Paul Boghossian
dans La Peur du savoir[1] <#_ftn1> , distinguer deux formes de
constructivisme social. Selon la première, il n¹y a pas de faits qui soient
indépendants du genre de théorie (ou, comme dirait un wittgensteinien, de «
jeu de langage ») que nous choisissons pour les décrire. Selon la deuxième,
moins radicale et à première vue plus plausible, ce sont seulement les faits
d¹une certaine catégorie, ceux qui ont trait à ce qui constitue une croyance
justifiée ou rationnelle, qui sont socialement dépendants et, par
conséquent, relatifs : nos croyances peuvent être justifiées par des données
qui ne sont pas nécessairement le résultat d¹une construction, mais ce qui
constitue ou ne constitue pas une donnée pertinente et probante pour
l¹adoption d¹une croyance l¹est forcément. La conséquence qui résulte de
cela est un effacement de certaines des distinctions les plus fondamentales
sur lesquelles semblait jusqu¹à présent reposer notre culture, par exemple
celles que nous sommes habitués à faire entre science et religion, science
et morale, science et politique, science et philosophie, science et
esthétique, etc. Il n¹y a pas de raison de continuer à croire qu¹un
désaccord scientifique a une nature fondamentalement différente de celle
d¹un désaccord moral, politique ou esthétique et se résout d¹une façon
également différente, à savoir par l¹application de normes qui peuvent être
qualifiées de « rationnelles » et « objectives ». Comme le dit Rorty, «
qu¹est-ce qui pourrait montrer que le différend [scientifique]
Bellarmin-Galilée est ³d¹une autre espèce² que le différend [politique]
Kerenski-Lénine, ou celui [esthétique] qui opposa la Royal Academy et
Bloomsbury dans les années 1920 ?[2] <#_ftn2>  »
Bertrand Russell, George Orwell et Noam Chomsky ont entre eux au moins un
point commun important et même déterminant : le rejet catégorique de la
conception constructiviste et relativiste de la croyance justifiée, telle
qu¹elle vient d¹être décrite. Tous les trois sont convaincus qu¹en dépit de
toutes les critiques qui ont pu être formulées contre des concepts comme
ceux de « vérité » et d¹« objectivité », ceux-ci n¹ont rien perdu de leur
importance, aussi bien du point de vue pratique ­ et en particulier
politique ­ que du point de vue théorique. Et ils acceptent également tous
les trois, comme une chose qui peut difficilement être contestée, qu¹il y a
des faits objectifs concernant ce qui est vrai et ce qui ne l¹est pas, et
que, si nous considérons comme important de ne croire, autant que possible,
que des choses qui ont des chances raisonnables d¹être (objectivement)
vraies, c¹est encore la science, en dépit de tous les abus dont elle peut
s¹être rendue coupable et de tous les reproches qu¹elle peut avoir mérités,
qui fournit le meilleur exemple de la façon dont on peut parvenir à des
croyances justifiées, tout au moins en matière factuelle. Lorsqu¹il s¹agit
de se prononcer sur la question de savoir si c¹est Galilée ou le cardinal
Bellarmin qui a raison, même la parole révélée qui est contenue dans la
Bible et qui donne à la question la réponse ptolémaïque doit s¹incliner
devant la conclusion à laquelle aboutit la théorie qui s¹appuie sur
l¹observation, l¹induction, la déduction et sur l¹inférence qui conclut à la
vérité, au moins probable, de la meilleure explication. Ce n¹est pas
seulement ce que pensent, dans leur grande majorité, les gens qui
appartiennent à une culture comme la nôtre, c¹est également une certitude
qu¹il y a des raisons de considérer comme objectivement fondée. En outre, il
n¹y a pas d¹argument sérieux en faveur de l¹idée très répandue que ce qui
semble aller plus ou moins de soi dans le cas des sciences de la nature doit
être remplacé, dans celui des sciences sociales, par une vision des choses
complètement différente : elles sont, elles aussi, susceptibles de reposer
sur des faits qui ont une existence indépendante de la connaissance que nous
nous efforçons d¹en acquérir, et la justification des hypothèses et des
théories que nous formulons pour expliquer ceux-ci obéit à des principes qui
ne sont pas et ne peuvent pas être fondamentalement différents de ce qu¹ils
sont ailleurs.
Il va sans dire que les auteurs qui, comme les trois dont il est question
ici, considèrent les choses de cette manière peuvent donner l¹impression
d¹appartenir à un univers de pensée qui a cessé depuis un certain temps déjà
d¹être le nôtre, puisque l¹idée d¹accorder à la science une position
privilégiée semble avoir été supplantée largement par celle de la traiter
plutôt simplement comme une façon possible parmi d¹autres, et pas
nécessairement meilleure que les autres, de connaître le monde. Cette
conception ­ que Boghossian appelle celle de l¹ « égale validité » de toutes
les croyances qui affichent une prétention à constituer une forme de
connaissance ­ a beau être devenue plus ou moins une forme d¹orthodoxie dans
les départements de sciences sociales et dans le monde littéraire en général
(pour lequel elle a évidemment quelque chose de tout à fait réconfortant),
elle n¹en fait pas moins partie de celles que Russell, Orwell et Chomsky
soupçonnent non seulement d¹être dépourvues de fondement réel, mais
également d¹entraîner des conséquences particulièrement désastreuses sur le
terrain de la morale et de la politique.
Russell, et c¹est un point sur lequel Orwell est entièrement d¹accord avec
lui, soutient que, si nous abandonnons l¹idée de la vérité objective pour
celle d¹une vérité plus « humaine », comprise comme consistant dans le
caractère agréable ou utile de la croyance concernée, nous nous exposons à
des catastrophes de la pire espèce, dont les exemples les plus
spectaculaires ont été fournis par les grandes dictatures du xxe siècle, au
fondement desquelles on trouve justement, d¹une façon qui n¹a rien
d¹accidentel, un mépris ouvertement affiché pour la vérité et l¹objectivité,
non seulement dans le domaine de l¹histoire et des sciences sociales, mais
également dans celui des sciences exactes elles-mêmes. Russell soutient
qu¹une fois que la conception de la vérité objective est abandonnée, on en
arrive tôt ou tard à peu près fatalement à l¹idée que la question « Que
dois-je croire ? » est une question qui doit être réglée par « le recours à
la force et à l¹arbitrage des gros bataillons »[3] <#_ftn3> . Orwell fait, à
propos de la façon dont sont rapportés les événements de la guerre civile
espagnole le même genre de constatation : il se pose la question de savoir
si la notion de vérité objective, en premier lieu en histoire, mais
peut-être également dans d¹autres domaines, n¹est pas en train de
disparaître purement et simplement au profit de celle d¹une vérité que le
pouvoir politique peut fabriquer et manipuler à sa guise, et il se demande
avec inquiétude si la propagande, avec les moyens techniques dont elle
dispose aujourd¹hui, ne recèle pas des possibilités dont nous commençons à
peine à nous faire une idée réelle[4] <#_ftn4> .
Tout comme Russell et Orwell, auxquels il se réfère explicitement, Chomsky
est convaincu qu¹au nombre des batailles politiques à la fois les plus
importantes et les plus difficiles à gagner, étant donné les moyens de plus
en plus démesurés que l¹adversaire a à sa disposition, figure celle qui vise
d¹abord à faire reconnaître des faits qu¹il a tout intérêt à travestir ou à
dissimuler. Ce sont les dictatures, et non la démocratie, qui ont un besoin
vital de l¹erreur et du mensonge, et tout à craindre de la vérité objective
et d¹une forme d¹éducation qui s¹efforce de développer, chez le citoyen,
l¹aptitude à la chercher avec méthode et à l¹accepter et la respecter une
fois qu¹elle a été trouvée, dans tous les cas, du moins, où il peut être
question d¹une vérité de cette sorte.
« Si l¹on vous dit, écrit Russell, que vous souffrez d¹un cancer, vous
acceptez l¹opinion avec autant de courage que vous le pouvez, en dépit du
fait que la douleur qui vous est infligée est plus grande que celle qui vous
serait causée par une théorie métaphysique inconfortable. Mais là où il est
question de croyances traditionnelles à propos de l¹univers, les peurs
poltronnes inspirées par le doute sont considérées comme dignes d¹éloge,
alors que le courage intellectuel, à la différence du courage dans la
bataille, est considéré comme dépourvu de sentiment et matérialiste. Cette
attitude est, peut-être, moins présente qu¹elle ne l¹était à l¹époque
victorienne, mais elle l¹est toujours a un degré élevé, et elle continue à
inspirer des systèmes de pensée de grande envergure qui ont leur racine dans
des peurs indignes. Je ne peux pas croire ­ et je dis cela avec toute
l¹insistance dont je suis capable ­ qu¹il puisse y avoir une quelconque
bonne excuse pour refuser d¹affronter les éléments de preuve qui parlent en
faveur d¹une chose non désirée. Ce n¹est pas par l¹illusion, aussi élevée
qu¹elle puisse être, que l¹humanité peut prospérer, mais seulement par le
courage et la constance dans la poursuite de la vérité.[5] <#_ftn5>  »
Ce n¹est pas une exagération de remarquer que nous sommes aujourd¹hui, à
bien des égards, revenus probablement beaucoup plus près de l¹époque
victorienne que ne l¹était Russell, et que l¹attitude qu¹il déplore
bénéficie d¹une forme de légitimité et d¹honorabilité plus grande que
jamais. Pour lui, il était encore à peu près évident que la démocratie et la
poursuite de la vérité ­ même quand la deuxième risque de nous priver de
certaines des illusions dont nous croyons avoir le plus besoin ­ constituent
deux entreprises solidaires, qui ont besoin des mêmes appuis et se heurtent
aux mêmes obstacles : tout ce qui offre à la liberté d¹examen et de
recherche un espace plus grand va à la fois dans le sens d¹un progrès de la
démocratie et d¹une augmentation des chances que nous avons de connaître la
vérité. C¹est une conviction que nous avons perdue aujourd¹hui largement, au
profit de l¹idée que le progrès de la démocratie consiste plutôt désormais,
pour une part essentielle, dans une mise en question radicale de l¹idée de
vérité ­ la volonté de vérité ne pouvant être justement que l¹antithèse et
l¹ennemie de la volonté de liberté. À l¹occasion de la venue de Noam Chomsky
à Paris, une chose qui malheureusement n¹était pas arrivée depuis bien
longtemps, on se demandera s¹il ne serait pas temps, sinon de revenir à
cette idée, du moins de consentir à réfléchir un peu plus sérieusement à ce
qui a pu la faire naître dans l¹esprit de ceux qui l¹ont conçue et est
susceptible de la justifier dans celui des gens qui, comme l¹ont fait
Russell et Orwell, continuent aujourd¹hui à la trouver importante et même
essentielle.
Jacques Bouveresse

 


[1]. Paul Boghossian, La Peur de savoir. Sur le relativisme et
le constructivisme de la connaissance [Fear of Knowledge. Against
Relativism and Constructivism, 2006], Agone, 2009.

[2]. Richard Rorty, L¹Homme spéculaire [Philosophy and the
Mirror of Nature, 1979], éditions du Seuil, 1990, p. 365-366.

[3]  Bertrand Russell, « Le pragmatisme » [« Pragmatism »1909],
dans Essais philosophiques, PUF, 1997, p. 163.

[4]  George Orwell, « Réflexions sur la guerre d¹Espagne » [«
Looking back on the Spanish war », 1942], dans Essais, articles et lettres,
Ivréa et L¹Encyclopédie des nuisances, 1995-2001, vol. II, p. 312-334.

[5]  Bertrand Russell, Fact and Fiction, George Allen and Unwin,
1961, p. 46.




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